Edito


« Vous devez vous dépêcher si vous voulez voir quelque chose, tout disparaît. »
Paul Cézanne
 
Le Nouveau Gare au Théâtre est un lieu de fabrique, un lieu de recherche et de création. 
 
Au cours des prochains mois, plusieurs spectacles vont naître entre nos murs. Des processus de travail, des recherches artistiques qui, après un certain temps de cheminement, vont aboutir à la création d’œuvres scéniques, face à vous. Avec vous.
 
Pendant ces mêmes quelques mois, de nombreuses équipes seront également en répétitions, défrichant les terrains d’œuvres à venir, dans l’une des cinq salles du théâtre. 
Des enfants, des adolescents, des adultes pratiqueront dans nos ateliers hebdomadaires le théâtre, la danse, la musique. Des autrices et auteurs viendront écrire dans l’espace Claudine Galea. 
 
Toutes et tous, nous graviterons ensemble comme séparément, autour de cet appel que chacune, chacun aura entendu, parfois secrètement, parfois confusément, la nuit dernière ou il y a cinquante ans :  la création. Le théâtre. La danse. L’écriture. L’art. 
 
Entre ces murs, nous reproduisons, comme tant d’autres cet acte ancestral, commun à toutes les civilisations, à toutes les époques. Nous redessinons sur le sable les contours de cet écrin qu’est le théâtre, qui peut prendre des formes multiples, sans jamais changer sa nature. Et dans cet écrin, nous jouons.
 
Face à la mort. Nous jouons.
En réponse à la naissance d’un enfant. Nous jouons.
Devant la folie incarnée, les drames humains, l’extrême brutalité de la société qui parfois nous entoure et qui se répercute jusque dans les corps. Nous jouons.
 
Alors que nous nous posons mille questions sur l’amour, la direction des vents, le prix des courses, la dernière engueulade, le dernier émoi, la dernière étreinte. Nous jouons. 
Devant l’étrange sensation d’être en vie. Nous jouons.
 
Face à l’isolement, face à ce qui en nous ou hors de nous, nous dit qu’on restera toujours sur l’autre rive, séparé, pas comme il faut, pas au bon endroit. Nous jouons.
En se disant que là, tout peut être accueilli, l’amour, la folie, la violence, tout ce qui nous fait peur, que l’arc des bras est suffisamment solide pour tout contenir, en ayant la conviction que le théâtre est comme le soleil qui éclaire les charniers comme les fleurs : nous jouons. 
En tenant la main à la colère, en devenant sa caisse de résonance et sa mue. Nous jouons.
 
C’est vrai. On peut aisément souscrire à la phrase de Paul Cézanne. Tout disparaît. Le rythme du monde enjoint, impose, génère une forme de disparition. Nous la percevons clairement. Et l’on se doit de rester attentifs. Car c’est cela que l’on perd en premier, lorsque tout disparaît. L’attention. Une forme d’écoute. Une capacité à percevoir, sous les épaisses couches de représentations du monde, le réel nu. 
 
C’est peut-être cela que nous permet l’art, le théâtre. De maintenir ouverte, aiguisée, notre attention. C’est ce que nous apprenons au contact des artistes qui viennent travailler, créer, jouer ici. Ils, elles, ouvrent des horizons. 
Ils, elles nous enjoignent à un autre rythme et conduisent notre attention vers des endroits autres, immenses, qui se créent en répétition et se déploient face à nous, grâce à notre attention.
 
Car le.la spectateur.trice a une place d’alchimiste. Il ne faut pas s’y tromper. C’est par lui, elle, que la transfiguration advient. Que l’œuvre existe. C’est là le mystère et la raison ultime pour laquelle nous aimons le théâtre. 
C’est vrai. Il y a des choses qu’on ne peut pas voir si on ne s’arrête pas. Un ciel. Un visage. Un tremblement dans la parole. Une vibration ténue, enfouie. On doit faire un effort. 
Certaines choses n’apparaissent qu’à ceux qui se sont rendus disponibles à les voir. 
Oui. Il est probable qu’il faille faire un effort pour voir certaines choses du réel, comme de nos vies. Finalement c’est comme l’effort d’aller au théâtre, alors que tous les écrans tendent les bras. 
 
On dit souvent que le théâtre est le lieu de l’artifice. Paradoxalement, pour nous, la scène est justement l’endroit où les masques tombent. Une sorte de condensé de l’être. Là où le réel peut surgir. Et en surgissant, nous rappeler que nous en faisons pleinement, indéfectiblement partie. Que nous le façonnons. 
 
On vous souhaite pour 2023 de vraies rencontres. Avec des personnes. Avec des ciels. Avec des œuvres. Avec vous-mêmes. Près du plateau. Près des textes. Au travers des présences sur scène. Seuls et ensemble. Entre les murs du Nouveau Gare au Théâtre. 
 

Diane Landrot & Yan Allegret