Journal n°1 - septembre 2019
22 Septembre 2019
L’or du vide. Cela commence ainsi, en silence. Vous êtes tous les deux, face à l’espace vide de la grande salle du théâtre. On est début septembre. Vous venez de prendre la direction du lieu.
Diane et toi. Seuls face à l’espace vide. Le lieu est silencieux. Tellement est à naître.
Quelques jours auparavant, vous étiez restés tous deux assis par terre, dans la cour pavée, face au bâtiment. Une réunion venait de se terminer et tu avais senti le besoin de rester là, sans rien faire.
Diane l’avait aussi senti instinctivement. Elle et toi aviez alors marché un peu, vous aviez attendu le départ de tout le monde et finalement, vous vous étiez assis par terre, face au bâtiment.
A la bonne distance.
Une forme de pudeur. Vous aviez les clés mais vous n’étiez pas rentrés. C’était trop tôt. L’encre des contrats était encore fraîche. Vous aviez regardé la nuit arriver sur le bâtiment. Un hérisson était sorti des bosquets, au pied du théâtre. Vous aviez vu là un bon signe. Vous étiez restés assis, goûtant le mariage du crépuscule et du lieu.
Jusqu’à la nuit noire.
Aujourd’hui vous êtes au seuil de l’espace vide, à l’entrée de la grande salle.
Toutes les heures passées à inventer le nouveau projet, les inquiétudes, les fous rires, les rages, les désirs, les versions, les obstacles et les montagnes, à l’instant où vous êtes face au vide de l’espace dans la lumière de septembre, tout s’aligne. En une fraction de seconde. Il n’y a plus aucune fragilité. Nulle part. En toi comme au dehors. Tout a disparu. Luxe immense du présent. Il n’y a que ce qu’il y a là, devant tes yeux.
Vous marchez tous les deux dans la grande salle. Puis dans les autres. Toutes irisées par la lumière de septembre. Le vide de l’espace du théâtre est exactement comme le silence dans la parole. Son origine et sa destination. Entre les deux, tout reste à faire.
Souvenir des plateaux nus avant les montages, dont la beauté t’a souvent parue plus dense que celle des scénographies qui s’y invitent après.
Quelques jours après, les premières compagnies arrivent et se mettent au travail. Résidence de recherche, d’étape. Les inscriptions pour les ateliers se font. Tu prends connaissance des mille réalités différentes du lieu, dans un mélange de vitesse extrême et d’attention diffuse. Quelque chose est déjà au travail. C’est très bien. Inscription du travail dans la lignée de quelque chose d’existant.
Un dojo. C’est aujourd’hui le mot qui se rapproche le plus de ce que vous voulez faire dans le lieu. Un dojo, c’est à dire, dans sa traduction littérale, un lieu dédié à la recherche, l’étude, l’apprentissage et l’approfondissement de la voie. Qu’elle soit martiale ou artistique, la voie, telle que tu la perçois, est toute entière ancrée dans l’idée du chemin. Tu gardes au plus proche de toi ces mots issus de la conférence des oiseaux de Farid al-Din Attar : « Vous avez fait un long voyage pour arriver au voyageur ». C’est sans doute cela que tu as envie de partager au travers du lieu. Et puis, le dojo, c’est l’endroit où l’on revient, dans lequel quelque chose est tout le temps au travail, un lieu qui, face au transitoire, incarne la permanence. Le dojo, comme un espace d’une autre nature : là où l’on peut redécouvrir une liberté intrinsèque.
Vendredi. On fête la rentrée et c’est notre première ouverture publique. On se met au seuil et l’on accueille chacun. Les habitants. Les artistes. Les connaissances. Les inconnus. On fait visiter l’espace. On redécouvre l’espace en le faisant visiter. Parce qu’il y a maintenant une intention claire, celle de partager le lieu avec le plus grand nombre, le regard change. Tu le vérifies à chaque fois. L’espace n’est plus silencieux, il bruisse.
Samedi. Issy les Moulineaux. L’écrivaine Maïa Brami, dont tu avais pris en pleine face le texte « L’inhabitée », t’a invité à un cabaret poétique. Tu y lis le dernier chapitre des « Enfants éblouis ». Plaisir sauvage, même pour dix minutes, de lire à haute voix face au public cette partition.
D’ici quelques mois, c’est l’acteur Yann Collette qui incarnera cette parole. Tu viens de passer dix jours à répéter à Paris avec ton équipe et toutes les intuitions accumulées se sont vérifiées. Pauvreté et simplicité extrêmes. Pas de son, de lumière. Interprétation au plus près de la peau, de la sensation. Immense défi qui demande un travail considérable : l’acteur comme un arbre dont on voit les branches agitées par les vents contenus dans le texte. Disparition de la volonté de jouer. Effacement nécessaire pour laisser émerger ou jaillir l’acte de présence pur. Alors, l’acteur devient l’homme en qui des mondes entiers se meuvent, les laissant poindre au bord de ses lèvres, dans le mouvement d’une main, dans un silence ou une respiration. On est encore au début du travail et déjà des saisissements adviennent, à intervalles réguliers. Comme la pioche qui frappe le rocher après la terre meuble. C’est là. Oui, c’est bien là.
Issy les Moulineaux. Le cabaret poétique se poursuit. Les performances s’enfilent comme des perles. D’autres lectures. Plaisir là encore de côtoyer celles et ceux qui écrivent, d’entendre leur voix, leurs entailles dans le réel. Le monde a besoin de récits, de résonateurs dissonants dans le grand Barnum de notre société de divertissement et de surveillance. Là aussi, il faut prendre position. Tenir sa position, parfois de façon presque militaire. La lecture de Sun Tzu ou du Hagakuré sont utiles. Placer de la lumière et éclairer ou, au contraire, obscurcir les brillances artificielles. Rajouter de l’ombre. Tenir compte du terrain.
Tu attends l’intervention de Maïa en fin de soirée. Elle délivre un poème face à l’assistance. Elle est bien droite et son regard porte loin: « la lave s’écoule entre mes cuisses, cuisson vive, bouts de mort. Pourpre, elle a la couleur du printemps. J’en assortirai donc la pointe de mes seins. Vider les pensées de mes cheveux. Occupez mes mains pour ne pas perdre le fil. »
Maïa a la beauté des résilients. Dans sa bouche et dans sa voix, impossible de ne pas entendre ces mots sans se retrouver instantanément du côté de la vie.
Diane et toi. Seuls face à l’espace vide. Le lieu est silencieux. Tellement est à naître.
Quelques jours auparavant, vous étiez restés tous deux assis par terre, dans la cour pavée, face au bâtiment. Une réunion venait de se terminer et tu avais senti le besoin de rester là, sans rien faire.
Diane l’avait aussi senti instinctivement. Elle et toi aviez alors marché un peu, vous aviez attendu le départ de tout le monde et finalement, vous vous étiez assis par terre, face au bâtiment.
A la bonne distance.
Une forme de pudeur. Vous aviez les clés mais vous n’étiez pas rentrés. C’était trop tôt. L’encre des contrats était encore fraîche. Vous aviez regardé la nuit arriver sur le bâtiment. Un hérisson était sorti des bosquets, au pied du théâtre. Vous aviez vu là un bon signe. Vous étiez restés assis, goûtant le mariage du crépuscule et du lieu.
Jusqu’à la nuit noire.
Aujourd’hui vous êtes au seuil de l’espace vide, à l’entrée de la grande salle.
Toutes les heures passées à inventer le nouveau projet, les inquiétudes, les fous rires, les rages, les désirs, les versions, les obstacles et les montagnes, à l’instant où vous êtes face au vide de l’espace dans la lumière de septembre, tout s’aligne. En une fraction de seconde. Il n’y a plus aucune fragilité. Nulle part. En toi comme au dehors. Tout a disparu. Luxe immense du présent. Il n’y a que ce qu’il y a là, devant tes yeux.
Vous marchez tous les deux dans la grande salle. Puis dans les autres. Toutes irisées par la lumière de septembre. Le vide de l’espace du théâtre est exactement comme le silence dans la parole. Son origine et sa destination. Entre les deux, tout reste à faire.
Souvenir des plateaux nus avant les montages, dont la beauté t’a souvent parue plus dense que celle des scénographies qui s’y invitent après.
Quelques jours après, les premières compagnies arrivent et se mettent au travail. Résidence de recherche, d’étape. Les inscriptions pour les ateliers se font. Tu prends connaissance des mille réalités différentes du lieu, dans un mélange de vitesse extrême et d’attention diffuse. Quelque chose est déjà au travail. C’est très bien. Inscription du travail dans la lignée de quelque chose d’existant.
Un dojo. C’est aujourd’hui le mot qui se rapproche le plus de ce que vous voulez faire dans le lieu. Un dojo, c’est à dire, dans sa traduction littérale, un lieu dédié à la recherche, l’étude, l’apprentissage et l’approfondissement de la voie. Qu’elle soit martiale ou artistique, la voie, telle que tu la perçois, est toute entière ancrée dans l’idée du chemin. Tu gardes au plus proche de toi ces mots issus de la conférence des oiseaux de Farid al-Din Attar : « Vous avez fait un long voyage pour arriver au voyageur ». C’est sans doute cela que tu as envie de partager au travers du lieu. Et puis, le dojo, c’est l’endroit où l’on revient, dans lequel quelque chose est tout le temps au travail, un lieu qui, face au transitoire, incarne la permanence. Le dojo, comme un espace d’une autre nature : là où l’on peut redécouvrir une liberté intrinsèque.
Vendredi. On fête la rentrée et c’est notre première ouverture publique. On se met au seuil et l’on accueille chacun. Les habitants. Les artistes. Les connaissances. Les inconnus. On fait visiter l’espace. On redécouvre l’espace en le faisant visiter. Parce qu’il y a maintenant une intention claire, celle de partager le lieu avec le plus grand nombre, le regard change. Tu le vérifies à chaque fois. L’espace n’est plus silencieux, il bruisse.
Samedi. Issy les Moulineaux. L’écrivaine Maïa Brami, dont tu avais pris en pleine face le texte « L’inhabitée », t’a invité à un cabaret poétique. Tu y lis le dernier chapitre des « Enfants éblouis ». Plaisir sauvage, même pour dix minutes, de lire à haute voix face au public cette partition.
D’ici quelques mois, c’est l’acteur Yann Collette qui incarnera cette parole. Tu viens de passer dix jours à répéter à Paris avec ton équipe et toutes les intuitions accumulées se sont vérifiées. Pauvreté et simplicité extrêmes. Pas de son, de lumière. Interprétation au plus près de la peau, de la sensation. Immense défi qui demande un travail considérable : l’acteur comme un arbre dont on voit les branches agitées par les vents contenus dans le texte. Disparition de la volonté de jouer. Effacement nécessaire pour laisser émerger ou jaillir l’acte de présence pur. Alors, l’acteur devient l’homme en qui des mondes entiers se meuvent, les laissant poindre au bord de ses lèvres, dans le mouvement d’une main, dans un silence ou une respiration. On est encore au début du travail et déjà des saisissements adviennent, à intervalles réguliers. Comme la pioche qui frappe le rocher après la terre meuble. C’est là. Oui, c’est bien là.
Issy les Moulineaux. Le cabaret poétique se poursuit. Les performances s’enfilent comme des perles. D’autres lectures. Plaisir là encore de côtoyer celles et ceux qui écrivent, d’entendre leur voix, leurs entailles dans le réel. Le monde a besoin de récits, de résonateurs dissonants dans le grand Barnum de notre société de divertissement et de surveillance. Là aussi, il faut prendre position. Tenir sa position, parfois de façon presque militaire. La lecture de Sun Tzu ou du Hagakuré sont utiles. Placer de la lumière et éclairer ou, au contraire, obscurcir les brillances artificielles. Rajouter de l’ombre. Tenir compte du terrain.
Tu attends l’intervention de Maïa en fin de soirée. Elle délivre un poème face à l’assistance. Elle est bien droite et son regard porte loin: « la lave s’écoule entre mes cuisses, cuisson vive, bouts de mort. Pourpre, elle a la couleur du printemps. J’en assortirai donc la pointe de mes seins. Vider les pensées de mes cheveux. Occupez mes mains pour ne pas perdre le fil. »
Maïa a la beauté des résilients. Dans sa bouche et dans sa voix, impossible de ne pas entendre ces mots sans se retrouver instantanément du côté de la vie.
Yan Allegret