Camille Davin - juin 2024

12 juin 2024 - Camille Davin


 
J'écris sur plein de carnets différents, sur mon téléphone, sur des papiers qui traînent, puis j'assemble, je reconstitue par bribes les fulgurances pour essayer de faire sens, pour donner corps aux images qui se créent dans mon esprit, que je tente de traduire en mots. 
Pendant ce temps de résidence, j'étais dans cette grande salle de répétition vide à l'étage du Nouveau Gare au Théâtre, avec tous mes carnets et feuilles éparpillés, dans une solitude bruyante, au cœur de l'agitation propre aux lieux de création de spectacles. Depuis la fenêtre en demi-lune qui donnait sur la salle de représentation, j'apercevais des bribes de répétitions, des câbles qu'on rangeait, des ateliers qui démarraient, des portes qui s'ouvraient et  je me suis laissée porter par cette chorégraphie sonore et visuelle.
Je devais initialement répéter mon spectacle, et finalement les agendas irréconciliables de l'équipe m'avaient poussés à demander à la dernière minute une résidence d'écriture à la place du temps prévu de répétition. Le spectacle était une réécriture contemporaine du mythe de Tirésias. C'est un homme qui a été puni et transformé en femme par Athéna, puis changé en homme à nouveau et enfin métamorphosé en devin aveugle par les dieux Zeus et Héra. J'avais déjà répété une semaine avec l'équipe du projet mais je n'avais pas vraiment de fin. On a donc repoussé les temps au plateau et je me suis remise à l'écriture.
 
C'est inhabituel, dans un montage de spectacle, de revenir à l'écriture.
L'écriture vient souvent en premier, ou au plateau, et la mise en scène arrive après. Écrire plutôt que répéter, c'était accepter de prendre du temps et de ne pas savoir si cela mènerait quelque part, accepter de sauter dans le vide d'un espace-temps hors de la course à la production, et laisser le costume fédérateur de metteuse en scène pour vêtir celui plus intérieur et fragile d'autrice. Les directeurs du lieu m'ont laissé la salle de répétition pour écrire. 
 
Il y avait toutes ces réflexions dans ma tête quand je me suis installée dans cette salle. J'ai mis une petite table dans un coin de la grande salle impressionnante, j'ai sorti mes papiers, carnets et ordinateur. Je n'étais pas au début du texte, mais je n'avais pas la dernière partie, celle où Tirésias doit quitter sa vie d'avant, marcher seul dans la ville, se dépouiller de sa précédente identité et se voir transformer en devin aveugle par les dieux de l'Olympe.
J'ai marché aussi dans la salle pour laisser advenir les mots. J'ai fermé les yeux pour que les images viennent et que je tente de les résoudre, j'ai lu sur place des passages d'Etreins-toi de Kae Tempest qui parle de la figure de Tirésias, de la métamorphose des corps. L'écriture poétique, révoltée et urbaine du livre a activé en moi un mélange d'exaltation et de révolte qui m'a porté dans l'écriture de cette fin de texte. 
Entre deux moments d'écriture, j'ai marché dans Vitry autour du théâtre et je me suis laissée imprégner par ce sentiment d'étrangeté qui frappe celui qui marche seul dans la ville qui grouille, cette solitude dans la foule et le bruit. Marcher a redonné du concret à l'errance de Tirésias dans la ville.
 
Le dernier jour de la résidence, un des acteurs du projet est venu au Nouveau Gare au Théâtre, et nous avons lu le texte à voix haute, pour entendre la nouvelle fin. Pendant la lecture, j'étais à la fois brassée par les émotions ressenties pendant la résidence, et heureuse d'entendre résonner les mots qui n'étaient que magma avant ce temps solitaire. Quelque temps après, le texte a été lu dans la salle de spectacle du Nouveau Gare au Théâtre par des comédiens dans le cadre d'un Lundi en coulisses, c'était une belle manière de boucler le cycle d'écriture.
 
Deux ans après, le spectacle n'a pas été créé, pour des raisons de production. Mais j'ai pu aller au bout de l'écriture du texte grâce à cette résidence. Beaucoup de parcours d'oeuvres ne sont pas linéaires. C'est l'histoire de beaucoup de projets qui se tissent par petits bouts, avec peu de moyens. L'histoire d'un spectacle est pleine d'imprévus. L'économie du théâtre a un impact sur la possibilité d'écrire et de créer des formes et des récits nouveaux. Mais le partage des espaces, des ressources, des difficultés, les temps de rencontres entre créateurs et les publics, toutes ces mains tendues hissent sur la marche suivante les projets parfois lourds à porter. Certains projets aboutissent des années après, d'autres ne voient pas le jour, mais ils ont leur place. Je n'aurais pas terminé le texte si on ne m'avait pas offert ce temps de résidence au Nouveau Gare au Théâtre, pour poser les derniers mots nécessaires.
 
Camille Davin